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4.4. IA et mathématiques

L’intelligence artificielle, à l’instar des autres disciplines scientifiques récentes ou anciennes, s’appuie fortement sur différents domaines des mathématiques.

Une des particularités de l’intelligence artificielle de ce point de vue est qu’elle se situe non pas dans la continuité (et encore moins l’application directe) d’un seul domaine mathématique, mais est au contraire à l’intersection de nombreuses, si ce n’est de toutes les problématiques classiques des mathématiques. Qu’elles concernent les mathématiques appliquées, comme les statistiques et les probabilités* bien sûr, mais également, l’optimisation, les équations stochastiques et aux dérivées partielles, la théorie des jeux*, etc., ou les mathématiques fondamentales (logique, algèbre, etc.) ou discrètes (graphes, réseaux, combinatoires), il est vain d’essayer d’énumérer toutes les techniques qu’il a fallu combiner, et sublimer pour certaines, pour parvenir à l’état de l’art actuel. Cette variété est d’autant plus impressionnante qu’au-delà des mathématiques, l’intelligence artificielle bénéficie également des fondements théoriques de domaines connexes, comme l’informatique (théories de la complexité*), l’économie (théorie de la décision, théorie des jeux, etc.), la physique, la biologie, etc.

Par exemple, une des problématiques centrales de l’intelligence artificielle consiste à retrouver dans des données* une structure cachée dans du bruit. On peut alors imaginer que les statisticiens vont réussir à modéliser le problème posé pour le réduire à un problème d’optimisation (combinatoire ou continue), qu’il est nécessaire de pouvoir résoudre… dans un temps limité. Il faut donc que l’optimisation soit “traitable”, c’est-à-dire qu’un ordinateur puisse trouver une solution en temps fini (et si possible raisonnable). Mais là encore, interviendra l’architecture choisie (et les moyens mis en place) pour tenter d’obtenir une solution (que les statisticiens pourront à nouveau analyser pour en comprendre la stabilité ou la robustesse aux erreurs de mesures par exemple).

En intelligence artificielle, on parle parfois de solution “end-to-end”, par exemple un traducteur automatique qui n’a besoin d’aucun système extérieur pour fonctionner. En elle-même, l’intelligence artificielle est en quelque sorte “end-to-end ” ; il ne s’agit pas seulement de montrer des résultats asymptotiques, en petite dimension, mais bien d’utiliser des outils mathématiques pour modéliser un problème concret (la reconnaissance de caractère, de visage, le changement de style, la création de nouvelle forme d’art, etc.), puis de trouver des solutions théoriques, que l’on peut implanter sur un ordinateur tout en assurant des garanties de performances.

C’est en cela que l’intelligence artificielle est en train de transformer certains domaines des mathématiques (comme les statistiques ou l’optimisation). Les chercheurs se doivent maintenant de comprendre, connaître et appréhender les contraintes et objectifs de leurs collègues issus de disciplines connexes. Ces interactions peuvent être très fructueuses. On peut par exemple utiliser des réseaux de neurones profonds*, sans vraiment comprendre pourquoi ils fonctionnent aussi bien (mieux que prévu voire espéré), mais les représenter comme “approximation” d’équations différentielles ou de systèmes contrôlés a apporté des éclairages récents sur leur fonctionnement. Mais l’exemple récent le plus représentatif des succès de cette intégration des multiples techniques issues de différents domaines restera probablement la conception d’un programme qui a littéralement appris tout seul à jouer au go (certes à un coût astronomique en temps de calcul, électricité, etc.) jusqu’à battre les meilleurs joueurs mondiaux. Il a fallu pour cela combiner les dernières avancées en simulation numérique, statistiques, optimisation, réseau de neurones*, etc., pour construire un système apprenant (il est encore un peu tôt pour parler d’intelligence) qui a réussi ce qui était à l’époque perçu comme une tâche insurmontable et l’apanage de l’humain: maîtriser le go.

Mentionnons également que l’intelligence artificielle, en inventant des modèles pour répondre à différentes tâches de raisonnement ou de décision (logiques* non classiques, modélisations* de l’incertain au-delà des probabilités, etc.) peut poser des questions nouvelles aux mathématiciens.

Par ailleurs, l’apport de l’intelligence artificielle aux mathématiques se retrouve là où l’on ne l’y attendait pas forcément. Par exemple, la programmation par contraintes* peut mettre à la disposition des mathématiciens des outils logiciels permettant de les aider à découvrir des démonstrations, voire en les réalisant à leur place. On citera à titre d’exemple la preuve récente du problème de la “bicoloration des triplets pythagoriciens”, qui fut en haut de l’affiche au printemps 2016. Ce problème s’énonce comme suit : “est-il possible de colorier chaque entier positif en bleu ou en rouge de telle manière qu’aucun triplet d’entiers a, b et c qui satisfont la fameuse équation de Pythagore a2 + b2 = c2 soient tous de la même couleur?”. Par exemple, pour le triplet (3, 4, 5), si 3 et 5 sont coloriés en bleu, alors 4 doit être rouge. À cette énigme, on a répondu par la négative. On a montré que, jusqu’à 7 824, il est possible de colorier ainsi les entiers, et même de plusieurs façons, mais, arrivé à 7 825, cela n’est plus faisable (c’est-à-dire qu’à partir de 7 825 on trouvera toujours (au moins) un triplet pythagoricien monocolore). La preuve du résultat, obtenue en utilisant un solveur SAT*, est fantastiquement longue** (elle occupe 200 téraoctets – soit l’équivalent de tous les textes numérisés détenus par la bibliothèque américaine du Congrès).

** Solving and Verifying the Boolean Pythagorean Triples Problem via Cube-and-Conquer. Marijn Heule, Oliver Kullmann et Victor Marek. Dans Theory and Applications of Satisfiability Testing (SAT). pp. 228-245. 2016.