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3.9. IA et créativité

Être créatif est généralement regardé comme un signe manifeste d’intelligence pour une personne, que cela soit dans les domaines de l’invention scientifique ou technologique, ou dans celui des arts et lettres, ou dans tout autre domaine. L’intelligence artificielle, dans son ambition de faire réaliser à des machines toujours plus de tâches requérant différentes formes d’intelligence, a été naturellement conduite à s’intéresser à la créativité, et a permis des réalisations dont la puissance peut légitimement interroger quant à la nature des capacités de ces machines.

Les outils d’intelligence artificielle qui sont à l’œuvre dans de tels “programmes créatifs” s’inscrivent principalement dans les registres de la gestion de contraintes*, de l’apprentissage, du raisonnement à partir de cas, et de l’analogie. La puissance des calculateurs et les algorithmes d’intelligence artificielle permettent en effet d’étudier la faisabilité de combinaisons de contraintes, en explorant la combinatoire des possibles, ce qui peut être très utile pour permettre un design “à la carte” d’un produit. La transposition de solutions connues et leur adaptation à de nouvelles situations peuvent certainement conduire à des solutions et à des réalisations jamais vues auparavant.

Pour ce qui est du rôle de l’apprentissage, on peut, par exemple, adapter une mélodie à la manière d’un compositeur connu, ou transformer une image à la manière d’un peintre, à l’aide d’un réseau de neurones profond* qui aurait “capturé” le style de ces artistes. On peut aussi générer de nouvelles images d’un genre donné (portrait, paysage, etc.) à l’aide d’une combinaison (appelée Generative Adversarial Network, ou GAN) de deux réseaux de neurones profonds, où le premier réseau génère des images candidates, et le second juge si elles appartiennent bien au genre recherché. De quoi s’interroger sur la part d’intention et de hasard dans la création artistique.

Considérons maintenant plus particulièrement les domaines littéraires et musicaux. Il existe une longue histoire de génération d’artefacts littéraires à l’aide de l’intelligence artificielle. Les premiers algorithmes s’appuyaient sur la créativité mécanique (c’est-à-dire la combinaison déterministe de mots ou phrases pouvant donner lieu à des expressions créatives) telle que pratiquée par des groupes littéraires comme l’Oulipo6 et l’Alamo7. Un peu plus avancés sont les algorithmes qui s’appuient sur des règles. À l’aide de règles, un grand nombre d’expressions candidates peuvent être générées; en combinant cette étape de génération avec diverses stratégies d’optimisation, un système peut alors sélectionner automatiquement les créations les plus réussies.

Néanmoins, la génération de texte basée sur des règles a une tendance inhérente à être structurellement plutôt rigide. Les progrès des méthodes statistiques de génération de langage ont ouvert de nouvelles perspectives pour une approche plus variée et hétérogène pour la génération de langage créatif. En particulier, les modèles dits n-grammes (qui prédisent le mot suivant sur la base des précédents) et les réseaux de neurones récurrents* (capables de coder une expression pour en prédire la suivante) peuvent être directement utilisés comme modèles de base pour la génération de textes littéraires. Il est à noter que la majorité des modèles, en particulier ceux qui reposent sur l’apprentissage automatique, sont entraînés sur des corpus littéraires. À cet égard, les capacités littéraires montrées par les modèles découlent souvent de l’imitation d’artefacts existants, au lieu de démontrer une véritable créativité.

Pour ce qui est de la musique, à côté de la composante mélodique “de surface” de la plupart des œuvres musicales, la structure-forme est, pro

bablement plus que dans tout autre art, une composante essentielle, à tous les niveaux. Son impact est à la fois psychologique, symbolique et rhétorique. Suivant Pythagore, on peut dire que la musique est un ensemble de nombres, de symboles, de structures et de processus transformés en éléments audibles par le compositeur et l’interprète. De ce point de vue, l’intelligence artificielle est très certainement un outil majeur dans la conception de formes complexes. De nombreux modèles ont vu le jour pour produire des structures mathématiques ou logiques* qui suivent des principes formels et des contraintes. Ceci est le cas dans le traitement de la polyphonie qui va de la superposition des lignes mélodiques du baroque à celle d’imbrications de théories via les polyphonies de timbres, de rythmes, ou d’intensités.

Néanmoins, l’intelligence artificielle reste un outil certes très puissant, mais aux résultats prédéfinis. L’intelligence artificielle demeure un instrument au service du compositeur qui doit apprendre à l’utiliser sinon à l’apprivoiser. Pour l’interprète, qui doit développer une image mentale d’une œuvre avant de la jouer, elle permet de mieux maîtriser et mieux comprendre la hiérarchie de ces formes complexes.

Ainsi, nous ne devons pas nous leurrer sur l’inventivité des machines, qui ne proposent “leurs créations” qu’à l’intérieur des cadres imaginés par les concepteurs des algorithmes, la puissance des machines ne faisant qu’assister l’utilisateur dans des tâches spécifiques.